Je sentais encore la force des vents de Patagonie lorsque je suis arrivée sur Chiloé. Mais il suffit de croire en la puissance d'un lieu pour se laisser emporter. Cette île a confiance en sa nature, tout juste embarquée sur le ferry que les embruns me faisaient déjà désirer mon nouveau refuge. Refuge insulaire. Ici, ce n'est pas le Chili, c'est Chiloé. Depuis le temps que je t'attendais Chiloé, m'y voilà enfin dans ce fameux cahier de Maya. J'ai tant imaginé, à présent je vois, je touche, je sens. Et je m y suis sentie dans la maison de Manuel Arias. J'ai souvent pensé à Mathilde, j'aurais aimé que l'imagination de sa lecture connaisse un peu de cette réalité. Les maisons chilotes, elles sont toutes comme çà, en bois, seuls la forme des écailles et le pastel des couleurs les differencies. En revanche tous ceux qui y vivent n'ont pas à surmonter le traumatisme d'une dictature, alors il y a tout de même des pièces, dans la maison. La cuisine est le coeur, le poêle à bois, le poumon. Il chauffe été comme hiver, il apporte l'eau chaude pour se laver, la chaleur pour cuisiner, et faire chauffer le fer à repasser. Une chaleur assourdissante en plein mois de février, mais j'aime m'imaginer les chaleureuses journées d'hiver. Il en mange du bois, toute la journée, chaque matin, de son four en sort un pain asado, que l'on mange encore tiède avec la marmelade de la rhubarbe du jardin. Pas de silence, la bouilloire siffle continuellement, sa vapeur humecte l'air un peu trop sec de la pièce. Pas de bibelot en tout genre, pas de superflue, chaque objet à sa nécessité, tout sert. Une photo ou deux, la qualité est suffisante pour s'en satisfaire. Le chat de la maison n'en fini pas de venir se frotter à nos jambes, à ce moment même plus d'amour et de douceur ne semble pas possible. On peut sentir sous nos pieds la fragilité du plancher posé sur les palafitos. Ces petites maisons font la taille d'un bungalow dans nos campings méditerranéens, mais il y rentre finalement plus de joie de vivre que dans nos châteaux glacés. Plus ne serait pas nécessaire.
Comme toute culture insulaire, les valeurs sont fortes, encrées, il y a un fort sentiment d'appartenance. Le changement est presque inconcevable, au point même que changer de maison est un choix que l'on n'a pas envie de faire; alors lorsqu'il s'agit vraiment de changer de lieu et bien on déménage avec sa maison. En soit, bien plus pratique que de faire des cartons. Et bien plus amusant. Une minga. Six boeufs, une grande corde, et beaucoup de solidarité, des copains qui chantent des musiques locales, un curanto pour avoir la forcer de tirer, des asados pour compléter, de l'Escudo pour encore un peu plus de gaieté, de la sueur, un soleil qui brûle, des hommes qui crient... voilà que la maison avance! Et pas une écaille de bois ne tombe. Reste plus qu' à choisir l'inclinaison pour pouvoir profiter, de la fenêtre de la cuisine, de la plus jolie vue sur Nal Bajo. Tout le monde applaudit, y'a de la fierté dans ces claquements de doigts. Avec Céline, ébahies, on regarde autour de nous, il n'y a que des chilotes, on se sent privilégiées. La journée se termine au son de l'accordéon, au rythme des pas de danses traditionnelles...on finira par plier avec eux les pupitres.

Un mois, les habitudes commencent à se faire, les commerçants savent à présent ce que j'aime, ce que je veux, me questionnent. Le plaisir de croiser des visages connus dans les rues d'Ancud "on se retrouve au Rétro ce soir?", le fameux bar ou l'âme de l'hôtel Trece Lunas vient s ennivrer le temps de quelques piscola, et, si au petit matin on s'égare un peu, il n'est pas impossible d'entrer dans un boui-boui, ou des chiliens chantent Rafaga, Chico Trujillo, Ana Tijoux tous en rond guitare et djembé à la main, et où il faut traverser la rue pour acheter quelques bières à travers les grilles d'une tienda
Dire que je ne connaissais même pas le nom de cette auberge havre de bonheur avant d'arriver. Maison typique chilote, aux écailles vertes, en face de la station Cruz del Sur jaune poussin. La question 
la plus fréquente des voyageurs "Excuse moi, est-ce qu'il serait possible de rester une nuit de plus?". C'est ce que l'on appelle ici la buena onda! Tout se fait très naturellement, on échange quelques mots, et il suffit juste de se sentir bien, pour que tout le monde se mette à cuisiner ensemble, vas-y que je te fais goûter, on coupe, on découpe, en tranche, au four, des crêpes qui sautent, des pizzas au feu de bois, on assaisonne, on experimente, les crépitements de la poêle, l ebulition de la casserole, des rires, des wahou, des aie, des ouilles, des beurk mais surtout des mmmmh, beaucoup de mmmmmmh, cuisine au beurre, avec du coeur, de la chaleur et plein de couleurs. Non sérieux! tu ne connais pas la choucroute?! Et bien je reste une nuit de plus et demain c'est soirée choucroute! Tu veux goûter un plat indien? Moi je peux faire du mexicain. Et chaque soir est un nouveau voyage gustatif. De la réception je peux humer les odeurs d'épices en tout genre, et entendre le bruit des verres se saluer. En haut, sur la terrasse, le paradis des plus beaux couchers de soleil sur la baie d Ancud.
Mon petit plaisir, arpenter les rues d'Ancud le matin, voir revenir les pêcheurs les bras chargés de poissons et fruits de mer fraîchement pêchés, installer leurs stands. Un pur bonheur de manger avec les locaux des ceviche, mariscal, ou des cazuela de cholgas con piures. On mange avec les doigts, on échange les gamelles, et bien souvent quelques musiciens un peu égarés viennent gratter quelques accords les yeux fermés. La réputation de bienveillance et d'intégrité des habitants de Chiloé est confirmée. Des rencontres à chaque fois uniques. Connaître un peu la vie de Nino pêcheur à Dalcahué, les fous rires avec Javier, contable, dans sa voiture inondée de papiers, Roberto dix-neuvième d'une fraterie de vingt et un, et sa maman de 104 ans, qui a changé les plans de sa journée car il voulait absolument me présenter à sa famille, et qui s'arrêtait chaque fois qu'il croisait quelqu'un de son entourage "et regarde! j'ai une francaise dans ma voiture!" le visage béat. Et puis il y a aussi les journées auxquelles on ne s'attend pas, ne pas avoir de plan, allez se perdre dans la pampa, puis décider qu'on irait bien sur la petite île en face; faire la traversée avec le bateau/ambulance, poser les pieds sur l'île et croire que le temps s'est arrêté. Mechuque, un peu moins de deux cents habitants, une petite ruelle en pavé, et les petites maisons sur leurs échasses posées sur l'eau. Au fond du village, juste avant que le pavé se transforme en terre, deux artisans fabriquent un bateau, ca sent le bois, ça me rappelle l'atelier de papa, je reste admirative devant le travail, juste à côté un vieux monsieur répare une vieille chaloupe. Lorsqu'on prend un peu d'altitude on admire une partie de l'archipel de Chiloé, et la Cordillière qui semble toujours si près. Orfelina, un petit bout de femme avec une belle dose d'humour m'ouvrira sa porte "Qu'est-ce que tu veux au repas ce soir ma Niña?" On mangera ensemble à la bougie parce que plus d'electricité avec un boc de vin chacune, pas la peine de faire dans la dentelle. Et quand on demande à Orfelina si elle se sent Chilienne, la réponse est catégorique : "Non, je suis de Mechuque, et Chilote". Des moutons, des cochons, des poules, seront mes compagnons de voyage dans le bateau qui me ramènera vers Dalcahué, avec une mer bien réveillée, les chilotes qui m'accompagnaient se marraient bien en pensant que j'allais nourrir les poissons! J'ai finalement débarqué sans trop de tracas, et le hasard de la vie m a remis sur le chemin de Nino, qui m'a fait manger des fruits de mer qu'il venait de pêcher, assis dans le sable, devant le son des vagues, derriere les crient des commercants du marché, le gout de l iode, et la générosité de ce pecheur qui n a d autres pretentions que celle de partager. 

Comment décrire toutes les belles rencontres de Trece Lunas? Il n'y a bien que du bonheur sous le chiffre 13 et beaucoup de chance. La chance de connaître tous ces sourires, représentatifs du bonheur de voyager. Pas une journée sans quelqu'un avec qui converser. Et puis il y a ceux qui n'arrivent pas à repartir et qui restent à l'auberge une semaine, deux semaines... des relations peuvent alors se créer. Ca ressemble alors à une famille. Céline, Francisco, Priya, Gill...font parti de ceux que je ne pourrais jamais oublier, des moments de partages intenses, des fous-rires, des confessions, des vadrouilles, des batailles de polochons, des bras ouverts. Claudio et Pancho m ont permis d'entrer dans leur auberge avec humilité et de la confiance, ici c'est chez toi m'ont ils dit, prends en soin de ta maison; j ai alors ecrit avec eux, un petit bout de cette belle histoire qu est leur auberge. Au fur et à mesure que les semaines sont passées on était un peu plus lié. Mariella et Vero les parfaites mamans, Angelica qui m'a appris à tricoter avec les doigts, Coni une fétarde comme jamais, la gentillesse de Paul qui est revenu du fin fond de Chiloé pour me saluer avant mon départ, les yeux de Dalca chaque matin, les messages personnels de certains passants à l'auberge, la boite a musique jouant Yann Tiersen, la surprise de Pancho pour mon dernier jour...
Et puis arpenter l'île dans ses recoins. Un voyage dans le temps à Chacao, à Chepu où l'on vit de la terre et de la mer, les outils sont encore à la main, par endroits l'électricité n'y est toujours pas. Traverser l'île dans sa diagonale, jusqu'à Cucao, y découvrir l'immensité des plages du Pacifique. En se baladant, il n'est pas impossible de tomber sur des carcasses de poissons parfois impressionnantes, certaine que l'on peut y voir la Pincoya, en y croyant tres fort. Derrière le sable, le vert de la forêt sur des kilometres, imposante, et lorsqu'on y entre on comprend un peu plus d'où ont pu venir tous les mythes de Chiloé, on frissonne presque de le croiser, le Trauco. Sur la côte Ouest, les paysages sont différents, pas de plages à perte de vue mais de petites criques. En se promenant de Quicavi à Tenaun, deux petits bleds d'une centaine d'habitants aux églises colorées, il faut s'arranger pour arriver un peu tard, lorsque le calme du crépuscule arrive, pour profiter tout près, du spectacle des dauphins sauter dans les vagues, sous le ciel orangé. Et si on est bien chanceux (oui, oui, on peut l'etre encore plus!), au loin, il n est pas impossible d'apercevoir les jets des baleines qui se sont risquées à s'approcher un peu des côtes. Incroyable. Oui, il y a bel et bien quelque chose de magique ici.

Je quitte Ancud, dans le ferry qui me ramène au Chili, je me demande presque si tout cela à vraiment existé, tant le temps à défilé. Je regarde la magie s'éloigner, mais Chiloé a present je t'ai vraiment dans la peau. Mon voisin me réveille au petit matin, me chuchote "on est bientôt arrivé", j'ouvre les yeux, gare de San Fernando. A nouveau des vignes et des champs d'arbres fruitiers à perte de vue. Je me revoie alors deux mois plus tôt, dans cette meme gare, avec Crisnanda. Depuis, j'ai rencontré des lacs, traversé des forets, grimpé des volcans, crapahutte des kilomètres en Patagonie, été réceptionniste dans une auberge de Chiloé, rencontré des personnes chacunes toutes aussi incroyables, rigoler des centaines de fois je crois, passer des soirées à (essayer de) danser le reggaeton ... et me revoilà à Santiago. Je vais y retrouver quelques unes de ces rencontres du Sud. Et dire que je suis arrivée sans même connaître un tondu, aujourd'hui je suis riche de toutes ces belles personnes.
On se l'était promis, Isidora je reviens aujourd'hui, à la Casa Roja.